L’apathie est le pire des crimes

Texte :  Lauryn Oates, Women 4 Women in Afghanistan, bureau de Montréal 

L’Afghanistan est l’exemple parfait des conséquences de l’apathie. Il y a des lustres que les représentants de la société civile afghane parlent de leur pays comme étant l’endroit le plus oublié du globe. Jamais le degré de souffrance ou de dévastation n’a été assez élevé pour attirer l’attention du reste du monde sur eux. Ceux qui ont mené le combat pour assurer l’avenir de ce pays se sont habitués à se battre dans l’ombre, sans la moindre reconnaissance. Alors qu’ils sont témoins d’un grand revirement et que leur nation sort de l’ombre et se retrouve sous les projecteurs, plusieurs d’entre eux  repensent aux sacrifices qu’ils ont dû faire pour gagner cette attention.

 Chaque soir, les Occidentaux ont le privilège de voir à la télévision des images exotiques d’hommes barbus et de femmes revêtues de burqua. Nos pays ont déployé des troupes dans les montagnes et les déserts d’Afghanistan et la radio nous tient informés, alors que nous sommes en route vers le travail, sur les derniers événements de cette nouvelle guerre : la guerre au terrorisme. Cependant, toute cette attention arrive beaucoup trop tard en Afghanistan. Ce délai de six ans avant d’agir aura coûté la vie à des millions de citoyens qui ont succombé à la faim, à la guerre ou au manque de soins médicaux, en plus d’avoir engendré la crise de réfugiés la plus sérieuse au monde (la moitié des 24 millions d’Afghans ont quitté le pays). Les Afghans ont également vu leurs champs, leurs forêts et leurs déserts se remplir de mines antipersonnel mortelles. Bilan : chaos politique total, infrastructures éradiquées et nombreux cas de torture non recensés. Toutefois, le crime le plus persistant de tous est celui d’avoir permis que les femmes vivent dans des conditions moins qu’humaines. L’Afghanistan, le Moyen-Orient, et le monde entier en subiront les contrecoups pendant longtemps.

Aujourd’hui enfin, le traitement réservé aux femmes afghanes sous le régime de décrets cruels et de châtiments indescriptibles des talibans est connu du public. Laura Bush a même sollicité avec éloquence la solidarité des Américains envers ces victimes. Le burqua est devenu un symbole connu de l’oppression que vivent les Afghanes et les femmes occidentales sont maintenant familières avec les règles étranges auxquelles les Afghanes doivent se conformer. Nous hochons la tête, indignées, et soupirons… Cependant, la tragédie des femmes afghanes n’est que la pointe de l’iceberg de la réalité politique internationale; cette tragédie n’est qu’un symptôme d’un malaise beaucoup plus grand : un malaise qui sombre lentement dans l’oubli à cause du manque d’intérêt du public.

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La terreur dans laquelle les femmes afghanes ont vécu était telle que l’on en compare la gravité à celle d’un génocide, alors qu’une faction au pouvoir élimine systématiquement une partie de la société. Le terme gender apartheid (forme de ségrégation fondée sur le genre) est faible pour décrire l’extinction de millions d’Afghanes. Malgré cela, on reconnaît cette tragédie parce qu’il est pratique de le faire. Elle est utilisée comme moyen de propagande dans la guerre au terrorisme menée par l’Amérique. Elle permet aux méchants d’avoir l’air méchant. Elle justifie les morts et blessés occasionnels parmi la population et démontre la nature inhumaine et sauvage des talibans, de Al-Quaeda et d’Oussama ben Laden.

Le traitement réservé aux femmes afghanes sous le régime des talibans était toutefois prévisible. La montée des fondamentalistes au Moyen-Orient n’est pas un phénomène nouveau. L’Arabie saoudite force les femmes à se couvrir de la tête au pied dans des abayas; elles risquent même d’être battues sur la rue si elles ne respectent pas le code vestimentaire. Laura Bush n’a toujours pas fait d’annonce publique à la radio sur le sort de ces femmes par exemple. Je suppose que cela a quelque chose à voir avec le partenariat économique qui existe entre les deux gouvernements. Dans le même ordre d’idée, les É.-U. ne se prononcent pas sur la chari’a, cette loi appliquée dans le nord du Nigeria qui fait en sorte qu’une femme ou une jeune fille peut se faire flageller sur la place publique pour avoir commis le « crime » de s’être fait violer. Évidemment, ce sont des données qui pourraient servir les Américains si jamais la loyauté financière de l’Arabie saoudite ou du Nigeria envers le commerce américain devait être mise en doute.

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Par chance , le président Bush a pu compter sur sa femme pour représenter la préoccupation profonde de la Maison blanche pour les droits des femmes afghanes. Il aurait eu de la misère à jouer ce rôle puisqu’il ne s’en soucie même pas dans son propre pays. De fait, une des premières mesures prises par l’administration de Bush fut de se débarrasser de la White House Office on Women. Cependant, il est prêt à faire quelques exceptions pour les femmes quand elles représentent un outil médiatique potentiel; il n’a donc pas pu trouver meilleur outil que les femmes afghanes.

De la même manière, l’aide humanitaire est un outil médiatique inestimable. L’armée américaine semble offrir généreusement de la nourriture aux Afghans victimes de pauvreté.

Cependant, le lieutenant-général Dan McNeill de l’armée américaine remarque que l’aide constitue un outil puissant pour détourner le soutien de la population aux factions en opposition. L’aide permet également aux Américains d’explorer des avenues autrement inaccessibles de la scène politique afghane et de se faire des alliés militaires puissants. Par conséquent, avant la guerre au terrorisme, cette aide humanitaire dont l’Afghanistan avait grandement besoin n’existait pas. Peut-être les Américains viennent-ils de découvrir ce pays que l’on appelle l’Afghanistan…

 Il faut que la presse internationale, et surtout la population américaine, sache qu’en Afghanistan, c’est leur propre gâchis que les Américains ramassent. Sans les quelque cinq milliards de dollars qu’ils ont versés à la section militaire du régime des talibans (malheureusement le seul ministère de ce « gouvernement »), ces derniers n’auraient jamais eu la force militaire, politique ni financière de vaincre les Russes et de se subordonner la population afghane. Dans l’ombre, le gouvernement américain a armé de jeunes orphelins illettrés, puis s’est retiré du pays et a feint l’indignation et le dégoût en voyant les rapports de violation des droits humains sous la nouvelle milice des talibans. Aucune caméra de CNN n’était sur place, il était donc très facile de camoufler leur implication.

Le message de George Bush est clair : il fut acceptable que 12 millions de femmes et de jeunes filles afghanes soient battues, torturées et exécutées, qu’elles soient violées par plusieurs hommes à la fois et qu’on bafoue tous leurs droits pendant presque six ans. Tout ceci n’était pas suffisant pour briser les « bonnes relations » entre les deux pays. Tout comme le traitement réservé aux femmes saoudiennes et nigériennes sera acceptable jusqu’à ce que les gouvernements de ces pays empiètent sur le terrain des Américains. La guerre au terrorisme n’a rien d’un appel à la solidarité, à la compassion ou à l’aide humanitaire envers le peuple afghan. Lorsque leur mission sera accomplie, les Américains quitteront l’Afghanistan en remerciant à peine la femme afghane qui s’est retrouvée un jour sur une affiche pour se faire bien voir des Américains.

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